Du 20 juin au 9 septembre 2018
La Fondation d’entreprise des Galeries Lafayette vient de déménager dans un ancien bâtiment industriel, réhabilité par Rem Koolhaas et son agence OMA, au cœur du marais parisien. Ses 2000 m2s’organisent dorénavant autour d’une tour de verre pourvue d’un plancher central modulable verticalement permettant d’agencer les surfaces d’exposition en fonction des besoins. Pour sa première exposition, l’équipe curatoriale a fait le choix de se placer sur un terrain politiquement sensible en empruntant son titre à un poème de William Butler Yeats intitulé La seconde venue. Le renouveau auquel le poète appelle dans l’atmosphère chaotique de l’Europe après la Première Guerre mondiale, dans laquelle tout semble s’effondrer, se transpose ici dans la désorganisation de notre monde contemporain. Le centre, celui du pouvoir, celui des prises de décisions, ce vers quoi tout semble vouloir converger d’instinct, ne peut plus tenir. Les frontières, les identités, dans un contexte de redéfinition des territoires légitimes, appellent à être mises à mal, comme en témoignent les œuvres de l’exposition.
L’artiste néerlandaise Isabelle Andriessen pointe les conséquences d’un monde qui n’aurait pas entendu les risques à maintenir le statuquo. Ses céramiques semi-organiques, injectées de sulfates de fer ou de dichromate de potassium, paraissent résulter d’un accident aux accents Cronenbergien. Fossiles de corps démembrés, transpirants d’une substance en voie de cristallisation ; bacs d’acier remplis de cette substance aux couleurs changeantes ; dispositif olfactif diffusant une odeur huileuse, chaque élément fait écho à un monde postapocalyptique dont ne subsisteraient plus que des réactions chimiques en chaine.
Le centre c’est aussi la position des dominants. Avec Mas-a-pwoteksyon (2018) et Dual Conditioning System. Lotta body set and twist (2018), Kenny Dunkan, originaire des Antilles, a choisi de se placer en un mode défensif. Les représentations canoniques de la statuaire chrétienne et les stigmates des corps minorisés se télescopent dans les armures qu’il réalise. Allongées sur le sol tels des gisants, elles sont constituées de boulons et de plastiques, dont l’une est semblable aux costumes funéraires de jade que l’on a trouvés dans les tombeaux des hauts dignitaires chinois. Les plaquettes de jade, ici en plastique, sont gravées de slogans de gels coiffants pour cheveux crépus. Rooted treasure, Kinky curly, You be natural, Naturally made for you, autant d’injonctions à se discipliner, en tant qu’homme ou femme noirs, à travers ses cheveux. Être naturel avec du gel. L’artiste transforme ces slogans en inscriptions magiques ; il incorpore également ses propres cheveux dans ses armures comme pour réactiver un pouvoir mythologique.
La question de la construction de l’identité, en tant que femme noire, fait l’objet du film de Danielle Dean. Elle analyse les archives du BHV et des galeries Lafayette du 20e siècle pour en dégager les clichés et les images genrées, parfois racistes, associées au consumérisme. En découle Bazar, film tourné avec des femmes habitant en banlieue, s’accaparant des électroménagers afin d’en souligner la blancheur et interroger leurs influences dans la construction des identités.
Le projet d’Ève Chabanon, The Surplus of the non-producer, se rattache lui aussi à la question de l’identité, ou plutôt de la perte d’identité, notamment celle des migrants. L’installation, constituée d’une table penchée imitant le marbre, et d’un rideau en latex au pied duquel sont posés des bouquets de fleurs qui trempent dans des bouteilles d’eau en plastique, n’est que la partie visible d’un travail sur la problématique de l’emploi posée aux migrants et l’abandon de leur métier face à l’impossibilité de faire reconnaitre leurs compétences. La table massive, dont le plateau n’est pas plan, a été réalisée avec le stucateur Abou Dubaev rencontré par le biais d’une association pour la réinsertion professionnelle d’artisans réfugiés. Elle se présente sous la forme d’une immense pierre-paysage. Comment, sans langage commun, inventer un paysage partagé par tous ? Alors qu’ils ne parlent pas la même langue, qu’ils ne peuvent échanger que de façon basique, l’artiste et le stucateur ont réalisé cette table à quatre mains, pensée comme table de conversation pour un film qui sera tourné une fois par semaine, dans l’espace d’exposition, avec des réfugiés syriens, les non-producers du titre de l’œuvre. Les bouquets posés au sol, ceinturés de rubans adhésifs orange évoquant l’urgence, sont des portraits d’eux-mêmes qu’ils ont réalisés avec une association, une façon de rendre visibles les identités de ces hommes et de ces femmes.
Claude Lefort disait qu’« en démocratie, le lieu du pouvoir est vide (1) ». Ce lieu doit rester vide pour pouvoir être habité par tous, en alternance. Les pratiques des artistes nous enjoignent donc à libérer ce centre du pouvoir. À ce titre, l’exposition, dont le décentrement est au cœur du sujet, pourrait sembler vouloir faire amende honorable pour un lieu dont l’hypercentralité — au cœur du 4earrondissement parisien — contredit quelque peu le propos inaugural. Cependant, son intérêt réside principalement dans l’importance accordée à la production de ces nouvelles pièces, la plupart réalisées dans les sous-sols de la Fondation. La spécificité du lieu, qui est aussi l’occasion de se décentrer par rapport à d’autres lieux d’exposition, est en effet d’avoir intégré une sorte de Fab Lab pour les artistes. Cet atelier de fabrication, pensé architecturalement comme le socle de ce nouveau lieu, affirme d’ailleurs que la production est plus centrale que l’exposition elle-même. Ici l’exposition est un flux dans lequel ce qui précède ou ce qui va suivre est aussi important que ce qui est montré. Ceux qui ne l’auront pas compris seront fort déçus.
Note
(1) Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 174.
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