ARTICLE > Quand les valeurs institutionnelles se confondent avec l’économie de l’œuvre

Avec la période moderniste et la valorisation du White Cube, Brian O’Doherty considère que « les œuvres se sont débarrassées de leur cadre et [que] contrairement à l’effet désiré, qui était d’apparaître plus autonome, elles ont montré de plus en plus leur dépendance vis-à-vis du mur (c’est-à-dire du système) qui les supporte et les assimile[1]. ». Plusieurs expositions dans la seconde moitié du 20e siècle se font l’illustration de ce constat en exhibant leurs murs blancs totalement vides. Dans ces expositions que l’on peut qualifier de réductionnistes, dans lesquelles il n’y a a priori rien à voir, cette dépendance se traduit par une nouvelle économie de l’œuvre. Le glissement de l’œuvre dans l’exposition, son identification problématique, nous oblige à prendre en considération l’une de leur spécificité, celle de toujours appartenir à un site particulier : celui du lieu de monstration (galerie ou musée). On ne peut pas considérer ces expositions « vides » comme de simples unités discursives, car elles ont aussi une réalité matérielle. Leur dispositif est donc tributaire des valeurs idéologiques de leur cadre. Si les artistes des expositions « vides » de la première critique institutionnelle visaient l’arrière-plan des œuvres, comme Michael Asher qui abat un mur entre l’espace marchant de la galeriste et l’espace dédié aux œuvres de l’exposition (Galerie Claire Copley, 1974), ceux d’aujourd’hui assument plus volontiers leur appartenance au système, comme Martin Creed à la Tate Britain en 2001 avec Work n° 227, The Lights Going On and Off. La méfiance vis-à-vis du mur s’est même d’ailleurs parfois transformée en une volonté assumée d’y appartenir. L’exposition réductionniste est symptomatique d’un compromis dans lequel l’artiste, le commissaire et l’institution coexistent dans une même économie qui laisse parfois l’institution comme le plus visible élément du dispositif. Le terme dispositif, à significations variables, vient du latin dispositio qui est lui-même la traduction du grec Oikonomia, terme polysémique traduit selon les auteurs par plan, dessein, administration, accommodement[2]…. Il est presque originairement lié à la question de la représentation d’une autorité invisible, en étant circonscrit par les Pères de l’Église pour en faire un outil pour la défense de l’icône dès les 8e et 9e siècles.

Les expositions réductionnistes en rendant hommage aux murs blancs du White Cube en font aussi un formidable outil de promotion institutionnelle. Que l’espace muséal soit un lieu de publicité pour toute forme de pouvoir n’est pas nouveau, mais qu’il ne nécessite plus nécessairement d’objets tangibles pour le faire est tout-à-fait paradigmatique. Une exposition de Tino Sehgal par exemple peut vous inciter à déambuler dans des salles vides. Sans produire d’objet, ni autoriser l’archive ou la documentation, il revendique son appartenance au lieu muséal : «  mes travaux appartiennent au musée[3]  ». Ce travail qu’il qualifie de situationnel trouve un écho dans un nouveau type de pratiques curatoriales apparues en Europe dans les années 1990 désignées sous le terme de nouvel institutionnalisme.

Ce terme apparait souvent aujourd’hui[4]. L’objectif de ce nouvel institutionnalisme étant programmatique, il s’agit pour les commissaires de ne plus se limiter à concevoir des expositions en regroupant des artistes, mais à modifier les « structures institutionnelles, leurs structures hiérarchiques et leurs fonctions » pour révéler la dimension créative, voire esthétique, des institutions. L’économie du nouvel institutionnalisme proposerait un autre type de production, non-productive voire relevant de la déproduction. Claire Doherty associe ce terme à une rhétorique de l’éphémère, des flux et des processus. Il s’agirait d’un aspect dominant dans l’art contemporain largement associé aux pratiques fondées sur la participation à un dialogue, à un évènement plutôt qu’à une consommation passive associée aux objets[5]. Les débuts du Palais de Tokyo, avec les projets « relationnels » de Nicolas Bourriaud notamment, sont souvent cités comme caractéristiques de ce mouvement. Le musée est alors perçu comme un média situationnel[6]. Il n’est pas étonnant de constater que l’un des représentants de ce courant est le commissaire Jens Hoffmann, celui qui a notamment incité Tino Sehgal à investir les galeries ou les musées, mais qui est aussi le co-commissaire avec Maurizio Cattelan de la « 6th Caribbean Biennal ». Une biennale fictionnelle qui visait à répondre à la prolifération des biennales dans le monde qui montrent toujours les mêmes artistes. Cette fausse Biennale d’art contemporain n’offrait pas d’œuvres à voir mais invitait les artistes les plus en vue à passer une semaine de vacances sur l’île de St Kitt. Les commissaires se disaient désireux d’inaugurer ainsi une nouvelle « économie de l’attention ». Dans cette nouvelle économie, le dispositif, puis l’institution finissent par se superposer à l’œuvre, voire à la supplanter.

L’intérêt des grandes institutions pour ce type de programme est notable, la Tate a par exemple lancé un appel à recherches : “Tate Modern and the Expansion of “New Institutionalism”: New Developments in Art & Public Programming Practices”. L’appel à projet proposait aux candidats de faire des recherches sur le « rôle clé » de la Tate Modern dans « l’intégration des nouvelles pratiques institutionnelles sur la création artistique, le développement des publics et la structure du musée d’art comme un espace institutionnel et discursif ». Le projet « explorera selon quelle ampleur la Tate Modern, avec sa position nationale et internationale, a influencé le vaste développement des nouvelles valeurs institutionnelles[7]. ». Il y est question d’analyser les implications sociales, politiques, économiques et esthétiques de ces « nouvelles stratégies de programmation ». La question clé de cet appel à recherches est probablement celle qui résume le mieux – en les anticipant – les conséquences possibles de ce nouvel institutionnalisme sur l’économie de l’œuvre : « Les nouvelles pratiques institutionnelles affectent-elles la façon dont l’art lui-même est créé, négocié, présenté et vu ? ». À ce titre, que ce soit la Tate qui présente pour la première fois dans une grande institution muséale une exposition dans laquelle on ne voit que ses murs (avant que le centre Georges Pompidou ne réalise l’exposition « Vides. Une rétrospective. »), avec Martin Creed et Work n°227 The Lights Going On and Off (2000) présentés comme une grande salle vide dans laquelle la lumière s’allume et s’éteint est édifiant. Dans ces programmes, les valeurs économiques et esthétiques de l’institution, particulièrement dans le cas des expositions vides ou réductionnistes, transparaissent et se superposent à l’économie de l’œuvre.

Dans un nouvel institutionnalisme auquel correspond des recherches qui montrent l’incidence des structures économiques, sociales ou culturelles sur la perception des œuvres, l’institution participe inévitablement et plus que jamais de l’économie de l’œuvre. L’institution devenant créatrice, voire créative – introduit en même temps un plus grand relativisme quant à la valeur intrinsèque des œuvres. Pour Nina Möntmann qui analyse le Rooseum de Malmö et d’autres « institutions progressives de l’art » qui se sont imposés comme des « institutions de critique » dans l’esprit de ce nouvel institutionnalisme, ces institutions n’échappent pas au “corporate turn”, le tournant entreprenarial lié à l’économie libérale. Les commissaires sont parfois conscients du risque d’une telle visibilité de l’institution. Jens Hoffmann reconnait par exemple qu’il y a un risque comme avec la critique institutionnelle des artistes : « Pour les deux, la critique pourrait tourner en une célébration d’auto-réflexivité qui finalement re-sanctifierait l’institution[8]. ». C’est bien le risque de toute œuvre qui ne serait pas suffisamment perceptible, celle de donner à l’institution de plus en plus de visibilité. « Il faut reconnaître la force de l’exposition…Si l’exposition est un moyen tellement puissant, c’est parce que son message est cautionné par une institution dont on perçoit l’autorité[9] ». L’économie de l’œuvre invisible, et à travers elle sa mise en exposition, entre alors dans une économie plus organisationnelle et devient, dans certains cas, un actif immatériel au service de l’institution et de son image de marque.

[article non publié]

[1] Brian O’Doherty, Inside the White Cube, The Ideology of the Gallery Space, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1999, p. 69.

[2] Cf les travaux de José-Marie Mondzain

[3] « My works belong in a museum. », Sebastian Frenzel, “’Ceci n’est pas le vide’ An encounter with the artist of transience Tino Sehgal”, signandsight, 09-06-2005 < http://www.signandsight.com/features/203.html>

[4] Claire Doherty, “New Institutionalism and the Exhibition as Situation”, Protections Reader, Kunsthaus Graz, 2006, p. 2 [en ligne : http://www.situations.org.uk/_uploaded_pdfs/newinstitutionalism.pdf ] ; “New Institutionalism”, Verksted n°1, 2003, p. 12 ; Art and its Institutions, Black Dog Publishing, London, 2006 ; Claire Doherty, “The institution is dead! Long live the institution! Contemporary Art and New Institutionalism”, Engage, n°15, été 2004 ; Alex Farquharson, “Bureaux de change”, Frieze n° 101, septembre 2006.

[5] Claire Doherty, “New Institutionalism and the Exhibition as Situation”, p. 12.

[6] Riikka Haapalainen, “Contemporary art and the role of museums as situational media”, Journal of Visual Art Practice, vol. 5, n° 3, novembre 2006

[7] http://www.tate.org.uk/research/tateresearch/researchposts/

[8] Jens Hoffmann, “The Curatorialization of Institutional Critique”, dans John C. Welchman (sld.), Institutional Critique and After, Zurich, Jpr|Ringier, 2006, p. 324.

[9] Rapport de la commission américaine sur les musées du 21e siècle, 1984, cité par Dominique Poulot, Musée et muséologie, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005, p. 18

Back to Top