Après une formation en illustration et en peinture, Claude Cattelain se tourne vers la vidéo et la performance. Dans un souci du geste efficace, il met en place et enregistre des actions qui le mettent à l’épreuve aussi bien mentalement que physiquement et évolue au milieu de structures éphémères à la recherche d’une résolution de formes que lui seul semble connaître. Les tensions extrêmes auxquelles il s’expose l’amènent tout autant à tenter d’inverser les lois de la pesanteur qu’à en tester les limites, comme lorsqu’il essaie de monter une colonne constituée de différents blocs à partir du plafond ou qu’il soulève les pieds avant d’une chaise avec des cales pour créer un déséquilibre jusqu’à ce que la chute soit inéluctable. Son terrain de jeu se situe dans l’invention de contraintes aussi précises que virtuellement puissantes. La peinture qu’il a pratiquée avec passion n’a cependant pas totalement été reléguée. Non seulement il aime à dire qu’il continue à faire des images, mais surtout on constate que le cadre reste déterminant pour les actions qui y prennent place. C’est à force de tendre des toiles sur des châssis, de tester leur tenue, leur résistance qu’il a commencé à interroger la structure et un certain rapport de soi aux lieux et à l’espace. Qui de l’artiste ou de la structure va rompre le premier ?
D’abord conjurer le sort
De son Kinshasa natal quitté alors qu’il n’avait que 7 ans, il ne garde pas ou peu de souvenirs. Quelques récits familiaux, les films d’un grand-père, constituent pourtant chez lui une mémoire inconsciente qui resurgit çà et là. Les cérémonies, les danses dont il a été témoin dans son enfance lui donnent probablement le goût de la ritualisation et du geste efficace. Dans la performance My face disappears from Kinshasa (2013), l’artiste accroupi frappe sur un instrument qu’il a lui-même fabriqué, une sorte de tam-tam auquel il aurait ôté la peau pour y placer un miroir. La cible est le reflet de son propre visage, qu’il aperçoit plus ou moins bien, car le miroir est maculé de glaise. Il frappe de plus en plus fort sur cette image, mise en abîme par le biais d’un écran qui retransmet le visage reflété. Le dispositif produit un effet hypnotique, comme si l’artiste voulait retrouver cet état de transe dont il a pu être autrefois le témoin.
Si aucune autre pièce ne fait de référence aussi directe à l’enfance de l’artiste, le souvenir lointain des rituels resurgit dès ses premières performances. Lors de ses actions publiques en 2004-2005, il ne semble pas avoir d’autre choix que de retrouver cette charge émotionnelle et physique. L’impression de devoir convoquer des forces invisibles se conjugue à la volonté d’être le plus attentif possible à la précision des gestes. Sa première Colonne empirique en ligne (2008) où il avance sur des blocs de béton cellulaire alignés délicatement les uns après les autres n’existe à ce moment-là pleinement, pense-t-il, qu’à condition de se forcer physiquement et mentalement, de sonder – à mesure qu’il avance – les limites de son propre corps, de se contraindre à faire quelque chose de douloureux, comme si l’efficacité du geste en dépendait. En évoluant jusqu’à ce que la colonne soit assez instable pour mettre en danger sa propre progression, il investit la pièce d’une pensée magique, elle aussi propre aux rituels. Dans sa quête insaisissable, l’artiste se met parfois réellement en danger, comme lorsqu’il se met à compter jusqu’à 10 en regardant l’objectif de la caméra tout en conduisant une voiture (2013). La pensée magique se décèle aussi dans plusieurs pièces dans lesquelles il compte jusqu’à ce que l’action échoue, comme s’il voulait conjurer le sort, tel un enfant qui ferme les yeux en attendant que les fantômes disparaissent ou qui compte dans le noir pour chasser des images trop envahissantes. Claude Cattelain s’empare aussi des peurs archaïques, comme celle de l’enfermement ou de l’asphyxie, parfaitement exprimées dans l’action Beneath the Sand (2013) qui consiste à « s’ensevelir sous la plage du Lido et tenir le plus longtemps possible en respirant avec une paille » (Biennale de Venise off de 2013) ou encore dans Close Up (2013), une vidéo qui commence dans l’obscurité totale, montrant l’artiste enfermé dans une caisse en bois et dont l’action consiste à « Percer des trous pour respirer et y voir clair ».
Combattre pour rester debout
Les titres des œuvres de Claude Cattelain sont la plupart du temps accompagnés de verbes à l’infinitif combinant actions et contraintes, comme si de leurs réussites dépendait un effet invisible : « Avancer sur une ligne de blocs en me servant du bloc franchi pour m’élever graduellement ; sans poser les pieds au sol… » (Colonne Empirique en ligne (2008-2017)) ; « Tenir le plus longtemps possible sur une chaise en l’inclinant graduellement jusqu’à ce qu’elle tombe en arrière et explose l’ampoule en créant l’obscurité. » (Chaise inclinée (2011)).Avec le temps, l’impression de devoir convoquer ces forces invisibles s’est transformée en nécessité de se confronter aux éléments naturels. Dans Fabrica/Brighton — day 10 reloaded (2016), ce déplacement se manifeste par une action face à une mer déchaînée qu’il entreprend de balayer sur une jetée sur laquelle les vagues viennent s’écraser. L’artiste tente de les repousser, mais l’entreprise est, comme souvent, perdue d’avance. Les éléments naturels finissent d’ailleurs par reprendre leurs droits jusqu’à noyer la caméra. Dans ce type de confrontation, il retrouve une intensité proche de celle des performances en public où l’efficacité du geste constitue le seul rempart face à l’accident. Don’t try nous intime-t-il d’ailleurs dans le titre d’une action où il se filme en équilibre sur le bord du haut d’un immeuble (2006).
Dans les sociétés traditionnelles, les rituels servent aussi à créer et maintenir l’ordre du monde. C’est un peu l’impression que donne l’artiste lors de certaines performances, comme si les structures construites pouvaient à partir du désordre apparent contenir un ordre sous-jacent, dont seul lui-même connaîtrait l’arrangement. Pour la performance Armature variable pouvant durer jusqu’à 35 h, il est simplement question d’« élever inlassablement une structure volontairement instable qui se transforme au gré de ses effondrements » et des reconstructions de l’artiste. Une forêt de bastaings et de liteaux en bois dans laquelle l’artiste teste l’équilibre des planches et des poutrelles, en les hissant les unes sur les autres, en cherchant un point d’équilibre en hauteur pour s’en servir d’appui, en déplaçant des morceaux de bois à bout de bras, à bout de souffle. Une pratique de combattant qui adopte les exigences d’un art martial et qui pousse certains spectateurs à quitter la performance, vaincus en leurs fors intérieurs, proclamant à qui veut l’entendre qu’« il n’y arrivera pas de toute façon ».
Cette pratique modeste aussi bien par les matériaux que par la finalité des actions mises en place accepte le ratage, l’échec et l’érige même en objet. Le geste efficace, mais dérisoire, pouvant consister à lever un tasseau de bois du bout d’un autre tasseau pour le placer le plus haut possible assimile l’artiste à un Sisyphe contemporain. Mais le châtiment divin peut prendre une forme plus statique comme dans sa Colonne inversée (2007-2015), où l’artiste, voulant édifier une colonne de blocs en la commençant par le plafond, prend les allures d’un Atlas grimaçant, condamné à porter la voûte terrestre le temps que les choses reprennent leur cours normal. Dans certaines pièces, la progression de l’artiste relève bien du tour de force, comme lorsqu’il enfonce un pieu en bois qui fait sa taille jusqu’au ras du sol (186 cm Underground), action qu’il a déjà tentée une dizaine de fois, testant au passage tout type de contraintes géologiques ou encore lorsqu’il se met en tête de progresser dans un couloir avec trois tasseaux sans toucher le sol (X, 2016). L’objectif de rester debout est aussi le défi qu’il donne aux structures ou autres Armatures qu’il installe parfois dans l’espace. La potentialité de la chute ou du ratage n’est pas toujours perceptible. Même lorsque les éléments semblent bien fixés comme dans ses installations sculpturales, ses Compositions empiriques, ils sont en fait en équilibre. Les planches restent en suspension simplement fixées par le poids des étais.
Les actions de Claude Cattelain se construisent toujours dans l’endurance. La répétition du geste peut aussi aller jusqu’à l’épuisement, il y trouve une forme et un rythme, comme dans From Sand to Dust (2011), vidéo dans laquelle il s’immobilise sur une plage et entreprend de marcher sur place pendant plusieurs heures, jusqu’à la tombée de la nuit, s’enfonçant dans le sable, jusqu’à ce que ses pieds s’érodent. Le travail avec le corps est une façon de mesurer ce qui est à sa portée. Que peut-on atteindre en restant immobile ? Sa pratique graphique montre assez bien que le geste n’est pas seulement résistance et endurance, mais aussi inscription dans l’espace. Dans les Dessins par combustion, c’est avec une flamme qu’il cherche les limites de son corps ; dans ses Dessins répétitifs, les pieds enduits d’une poudre de charbon, il « marche une journée sur place en laissant des traces noires à chaque pas » jusqu’à l’épuisement.
Revenir au cadre pour rendre le geste efficace
Claude Cattelain laisse cohabiter trois types d’actions : celles qui se font en présence d’un public, celles qui lui permettent de fabriquer une structure qu’il laissera dans l’espace et celles qu’il filme. La vidéo l’intéresse parce qu’elle propose un cadre précis, un point de vue, aussi parce qu’elle permet la répétition comme un support de gammes pour des performances à venir. La caméra est un moyen de rendre le geste mieux visible ou à tout le moins compréhensible. À l’inverse des performances publiques, dans les vidéos c’est la composition qui détermine l’action. Un aspect important de sa pratique relève de la notion de point de vue et de sa dimension cinématographique. Certains réalisateurs, comme Werner Herzog ou Stanley Kubrick, ont eu une influence décisive sur le parcours de C. Cattelain. En 2014, dans le cadre d’une performance au Musée de Calais, il lit d’ailleurs une Lettre ouverte à Kubrick. Dans cette lettre-hommage, il raconte comment l’un de ses films a pour la première fois et, de façon un peu fortuite, influencé ses projets. Pour son exposition personnelle « Pilotis Bunker », proposée dans le cadre de la manifestation « Valenciennes, ville militaire », il a d’abord comme réflexe de marcher dans la campagne à la recherche de quelques vestiges militaires sur la ligne Maginot et ses ruines de bunkers et de casemates. Il se met à visiter tous les bunkers, à y découvrir une vie, une histoire, à y prendre des photos. Puis au détour d’un paysage, un cadrage particulier dans la fenêtre d’un bunker fait écho au film de Stanley Kubrick Les Sentiers de la gloire. Le jeu de travelling arrière, une caméra qui recule suivant les actions perdues d’avance des soldats et de leur lieutenant qui, lui, progresse aveuglément. Les soldats qui le regardent, et nous regardent par le jeu des caméras. L’action entre en résonance avec les jeux de miroirs que C. Cattelain utilise régulièrement dans ses vidéos, comme dans Reflected Pixel (2008). Une caméra filme et frappe un premier miroir qui s’effondre, pour laisser apparaître une autre image de la caméra, qui est à son tour frappée, et ceci jusqu’à ce que la douzaine de miroirs dressés à la verticale soit effondrée. La caméra devient protagoniste de son propre enregistrement. Elle est à la fois sa propre image, sa propre action.
Mais parfois, comme une personne que l’on aurait trop fréquentée, l’objet fait l’objet d’un rejet. Pour la dernière vidéo du journal hebdomadaire de recherches qu’il a réalisée entre 2009 et 2010, Vidéos hebdos 1 à 65, C. Cattelain l’enferme dans un poêle à bois et, en la reliant à l’extérieur avec un câble, la laisse filmer sa propre fin dans un nuage de fumée, persuadé alors qu’il a épuisé ce qu’il était possible de filmer, et qu’il ne fera plus jamais de vidéo. Cette saturation s’exprime aussi dans sa Tentative d’aveuglement et d’assourdissement (2012) qui consiste à enrouler la « caméra dans du scotch jusqu’à ce qu’elle soit sourde et aveugle ». La faire taire définitivement. Mais, la caméra lui permet aussi de répéter, d’affiner le geste de ses performances pour aller à l’essentiel. Il ne tarde pas à se la réapproprier. Elle permet en effet de reprendre et de reprendre une action comme dans le film Radoub (2016) qui a nécessité une cinquantaine de prises. Dans ce bassin désaffecté de réparation des navires à Denain, il passe beaucoup de temps, le lieu lui semble assez effrayant. Le cadre est inhospitalier, plusieurs bidons flottent, d’anciens réceptacles à mazout se déplacent au gré des courants, charriant au passage d’autres substances non identifiables, des bruits secs de claquement de ressac contre les parois se font irrégulièrement entendre. Il n’en fallait pas moins pour que C. Cattelain y trouve un nouveau territoire. Sur un radeau de fortune, crée avec une palette trouvée sur place, l’artiste se met en tête de rassembler plusieurs épaves de bidons qui dérivent sur le courant. Quand l’une est approchée, l’autre s’éloigne. L’embarcation risque de chavirer à tout moment, l’équilibre est instable. La méditation est de mise, rapprocher les bidons devient un mantra qu’il faut répéter pour ne pas tomber dans l’eau répugnante.
Bien que la performance soit devenue au fil des années un moyen important de transmission de ses actions avec le public, Claude Cattelain ne se qualifie pas pour autant de performeur, il reste avant tout un artiste qui « met en forme », on pourrait même dire un compositeur comme plusieurs titres d’oeuvres le laissent entendre. Les tensions que ses pièces induisent, et avec laquelle ils jouent comme un équilibriste resté au sol, se vivent, se sentent, et s’éprouvent, non seulement par le regard, mais avec le corps tout entier. Claude Cattelain est un peu comme l’acteur d’un combat à mains nues, sans adversaire à part lui-même. Il renvoie avec un vocabulaire plastique précis et modeste à notre propre finitude en temps qu’être humain. Son travail a la capacité – que peu de travaux artistiques ont – de servir de révélateur à nos instincts ou pensées profondes, vils parfois lorsqu’on se surprend à attendre la chute avec une jubilation mal dissimulée ; intrinsèquement pessimistes quand on a besoin d’affirmer que l’action est perdue d’avance ; ou profondément empathiques lorsqu’on pleure de voir les efforts de l’artiste vis-à-vis d’une fin que l’on imagine assez bien.
Paru sur le site Portraits : http://www.portraits-lagalerie.fr
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