ARTICLE>Take me… Drop me, esse arts + opinions, Numéro 86, hiver 2016

ARTICLE>Take me… Drop me, esse arts + opinions, Numéro 86, hiver 2016

Il n’est rien de plus noble que de vouloir changer les règles du jeu de l’exposition. Hans Ulrich Obrist s’en fait un programme depuis deux décennies. En s’associant à Chiara Parisi et à Christian Boltanski à la Monnaie de Paris, il reprend un projet initialement réalisé à la Serpentine Gallery en 1995, intitulé Take Me (I’m Yours)1, qui devait revisiter les règles habituelles de l’exposition en cherchant à faire de la visite une activité ordinaire, proche de celles de la vie quotidienne. La proposition actualisée, avec près de 30 artistes supplémentaires, s’attache toujours à déconstruire le rapport des spectateurs aux œuvres en mettant le don, l’échange, la participation et la dispersion au cœur de l’exposition. Par le lieu et le contexte choisi – l’institution française qui frappe la monnaie –, elle s’impose indéniablement comme une occasion de penser la valeur: celle de l’exposition, celle de l’art et, fait inhabituel, celle du spectateur. L’exposition est remplie d’« œuvres » que les visiteurs sont invités à emporter dans un sac en papier arborant le slogan « Dispersion à l’amiable ». Il est possible d’emporter des vêtements d’occasion d’une pièce de Christian Boltanski (19912015), des badges de Gilbert & George, des cartes postales de la tour Eiffel de Hans-Peter Feldmann, des exemplaires de journaux de Jef Geys, des affiches ou des bonbons de Félix González-Torres… Les visiteurs peuvent aussi laisser des objets, en troquer (Swap de Roman Ondák) ou en acheter (Écu de Fabrice Hyber, Vendible de Christine Hill…). Après les expériences appropriationnistes des années 1980, l’idée de casser l’unicité de l’œuvre d’art n’avait déjà rien d’original en 1995, sauf pour ce qui était de considérer ce projet comme une métacritique de l’exposition en tant que dispositif. C’est probablement dans ce sens que va Boltanski lorsqu’il s’adresse au sociologue Arnaud Esquerre et au philosophe Patrice Maniglier dans le texte du catalogue : « C’est important que vous ne soyez pas critiques d’art, parce que l’enjeu est précisément de parler du geste, des règles, de l’acte de l’exposition, mais pas nécessairement des œuvres2. » Pour conforter cette idée, il semble en effet que les œuvres ne soient pas importantes dans l’exposition, ni même qu’elles soient réellement considérées comme des œuvres par les artistes censés en faire don. La réflexion sur l’exposition amène alors une question simple : fallait-il recréer une exposition de 1995 en appliquant les mêmes règles du jeu ? En 1995, la théorisation de l’esthétique relationnelle était en cours3. À cette période, certaines pratiques artistiques avaient été justement rassemblées par Nicolas Bourriaud, qui y voyait une qualité de relation, des domaines formels nouveaux liés à ce que l’art était susceptible de créer entre les humains. La sphère de ces rapports pouvant devenir des formes artistiques à part entière, le partage, la collaboration ou l’échange s’inscrivaient aussi au centre du propos. Les relations identifiées par Bourriaud mettaient l’accent sur les modèles de socialité que les artistes ou les œuvres étaient susceptibles de créer. On en retrouve l’écho dans Take me (I’m Yours). Comme un effet de rattrapage, l’exposition de 2015 ajoute quelques noms d’artistes assimilés à l’esthétique relationnelle tels que Rirkrit Tiravanija, Philippe Parreno ou encore Félix González-Torres. Le succès de ce vocabulaire émergeant autour de l’échange, du partage et du don, porté par les possibilités nouvelles offertes par Internet, était en 1995 une réponse à l’économie néolibérale hyper décomplexée propre au début des années 1990. Bourriaud constatait – et François Cusset, chercheur en histoire intellectuelle et politique, le réaffirmait récemment – que la forte tendance à la réification du lien social avait eu pour conséquence de faire apparaitre de nouvelles modalités de contestation et d’organisation.

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